10 juin 2012

Le jour où j'ai dépouillé



Eh bien voilà. Première fois depuis 5 ans que je ne travaille pas un jour d'élection. Fallait bien que la crise finisse par se faire sentir un jour. Ingrate vie de pigiste. Un jour au coeur de l'événement, le lendemain à la maison.
Je devais travailler pour la même chaîne d'infos qui m'avait employée lors de l'élection présidentielle. Et puis des restrictions budgétaires et sans doute un désintérêt pour les législatives plus tard, me voici sur le carreau. Et même si c'est bien de faire la grasse mat, de lire les journaux, de zoner sur Twitter, j'étais un peu paumée ce matin. Me voilà donc réduite à me porter volontaire au dépouillement pour exister dans cette journée démocratique !

Ce matin, ils étaient contents que je leur propose, et moi j'étais contente que quelqu'un ait besoin de moi. Alors nous avons scellé cet engagement. J'ai soigneusement mis mon bulletin dans l'urne, espérant peut-être que je saurais le reconnaître tout à l'heure, unique parmi tant d'autres. J'aurais pu laisser un signe, mais je ne voulais pas compter pour du blanc, on me l'a tant reproché.

Quelques heures plus tard, j'enfourche à nouveau mon vélo, là-bas, ils m'attendent, eux. A 19h49, je m'installe sur une petite chaise en plastoc et j'attends, sagement. Nous formons une ronde, nous n'avons rien à nous dire, c'est vrai, après tout, qu'est-ce qu'on pourrait bien se raconter ("vous aussi, vous vous sentiez seule aujourd'hui ?"). La présidente du bureau est du genre carré, du genre à bouger ses deux copines assesseur(e)s quand ça ne tourne pas rond. Elle nous briefe, dans un grand sourire, entre deux ordres aux copines. Tout semble clair, j'ai encore quelques solides souvenirs de ma première fois, j'avais 18 ans. "On n'a jamais fraudé ici, on ne va pas commencer ce soir". Dommage, quel carton ça aurait fait pour A fleur de Pau ! Tant pis, je me fais une raison, je ne serai pas journaliste aujourd'hui. 19h52, ma voisine a l'air vraiment vraiment heureuse d'être là, dingue. Tout le monde a les yeux rivés sur la grande horloge du gymnase. A 19h59, notre présidente ne tient plus "allez hop, c'est fini", elle remballe ses listes d'émargement et se jette sur la serrure de l'urne. A cet instant, un gros sifflement retentit pour nous annoncer que c'est fini, on ne vote plus, et on ne badine pas avec les règles démocratiques, ici.
Les bulletins sont rangés par 100 dans des enveloppes kraft, on s'installe tranquillement avec mes collègues d'un soir. Deux doivent ouvrir l'enveloppe et annoncer le nom, deux écrivent les résultats, bulletin après bulletin. En face de moi, la petite dame veut absolument "dépouiller". A priori, c'est ce qu'on fait. Non, en fait, elle veut absolument ouvrir l'enveloppe et annoncer le nom, comme si sa vie en dépendait, ou comme si elle pouvait ainsi avoir avant tout le monde les résultats, à moins qu'elle n'espère trouver des choses incroyables dans ces enveloppes. Bon, elle râle aussi parce que la table est collante, quelqu'un a renversé du jus d'orange, mais ça n'a rien à voir, a priori. On n'insiste pas, et on se répartit les rôles restant, parce que nous trois "ça nous est égal", on n'arrête pas de le dire. On ouvre la première grosse enveloppe, il y a bien 100 bulletins dedans. J'ai ma liste avec les douze candidats, stylo à la main, lunettes sur le nez, concentration au top, on peut y aller. Ma copine de la table collante ouvre la première enveloppe (elle kiffe, ça se voit), et annonce tout de go le premier nom. La présidente du bureau lui tombe dessus ! Malheureuse ! Elle doit juste ouvrir l'enveloppe, et donner le bulletin à la jeune femme en face, qui nous annonce le nom. Ca n'est pas aussi bien que ce qu'elle imaginait, je vois bien qu'elle est un peu déçue. Là c'est bon, chacun a bien compris son rôle et je peux vous dire que ça ne rigole pas. On va plus vite que la table d'à côté, je le vois bien. On est hyper sérieux, rien ne peut nous atteindre. Florian, Florian, Delaunay, Jay (grrr), Delaunay, Noël, Delaunay, Florian. Comme prévu, le PS et l'UMP sont au coude à coude, Florian devance tout de même la ministre sur mon bureau de vote. Je me fais un devoir de ne rien montrer, agacement joie, désespoir, je veux être une citoyenne exemplaire. Il y a des noms qui ne sortent pas, jamais, que personne ne prononcera ce soir. Les pauvres, ce sont les oubliés de la République. On a fini notre paquet, on recompte, tout est ok, pas de fraude comme prévu, je m'y engage. La présidente du bureau nous propose d'échanger nos rôles. La copine de la table qui colle veut dépouiller, on l'a compris, ce coup-ci, elle clamera les noms ! Franchement, je peux vous le dire, moi aussi j'aurais bien aimé dire les noms, et ouvrir les enveloppes, mais devant cette nécessité humaine, devant ce tel engagement démocratique, cette volonté d'accomplissement par le dépouillement, je ne peux que m'incliner. Et d'ailleurs, il faut bien l'avouer, elle le fait très bien. Elle incline à chaque fois le bulletin vers nous, pour qu'on puisse vérifier, et s'évertue à changer d'intonation à chaque prononciation du même nom. Ca nous donne une jolie série de vocalises sur "Florian", assez intéressante musicalement parlant. On tient notre rythme. A deux reprises, je suis obligée de reprendre mon collègue d'en face, qui, je le vois bien, essaie de rajouter quelques voix pour Europe-Ecologie Les Verts. Ouais ouais... Il s'est trompé, me dit-il. Ouais ouais... Je dois maintenant me concentrer pour rester exemplaire. "Florian", "Delaunay" résonnent dans ma tête et partout dans la salle, je ne dois pas me laisser perturber par les annonces faites à la table d'à côté. A la deuxième série, ça commence à devenir intéressant, moins de FN, plus de petits candidats. Et nous découvrons quelques votes blancs, ah ah, ça y est, nous y sommes, un peu d'action ! Bon, rien de drôle, en fait, juste un bulletin déchiré, une enveloppe vide, ou une enveloppe avec un bulletin UMP et un FN. Lors de l'élection présidentielle, c'était beaucoup plus rigolo, paraît-il. Au moins, il y avait du croustillant, des insultes à se mettre sous la dent ! Là, rien, ce scrutin est exemplairement démocratique.
Au fur et à mesure, je prends la mesure de mon rôle. Ces milliers de petites mains, en France, qui, au même instant que moi, forment le grand ruisseau de la démocratie. Une voix, qu'est-ce que c'est ? Sur ma feuille, de ma table, de mon bureau de vote, de ma circonscription, c'est tellement tout !

Une heure plus tard, notre sort politique est scellé. Aucune erreur, aucune fraude à signaler (n'insiste pas, Pau), juste des gens contents d'être là et de faire leur devoir. On nous remercie, on nous invite à venir boire un coup à la Mairie de Bordeaux. Chacun rentre chez soi. On me demande de revenir la semaine prochaine. Je bosse ou je bosse pas ?



Pau.

ps : je n'ai pas retrouvé mon bulletin, au fait.

2 commentaires:

  1. Et mais on a nous a pas invité à boire un coup à la mairie !! J'ai trouvé ça fascinant aussi d'aller dépouiller dans mon bureau bordelais. J'y allais, pour rendre service, faire mon devoir de citoyenne, et j'ai halluciné de voir la passion qu'on certain(e)s à dépouiller...

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    1. Ah bon ? Pas de pot à la mairie ? Je n'y suis pas allée cette fois, mais j'y ai fait quelques soirées électorales, et c'est rempli de pique-assiettes, très drôle !
      Pareil que toi sur la passion de certains ! J'ai trouvé ça assez sympa et rigolo tout ça finalement...

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